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Goldman Sachs, una Società segreta..


CONTENT DE LUI, de son sort, de son employeur, Yoël Zaoui affirmait sans broncher que tout allait bien dans le meilleur des mondes. C'était en octobre 2008, la clameur de la crise financière semblait bien éloignée de la salle de réunion glacée de Goldman Sachs International à Londres où le Français, à l'époque codirecteur de la banque d'investissement en Europe, nous avait longuement reçu dans le cadre d'une enquête du Monde sur la banque la plus puissante de la planète.Trois ans et demi plus tard, le petit prince de cette finance impitoyable est tombé de son piédestal. Après vingt-quatre ans de bons et loyaux services à Goldman Sachs, celui qui avait obtenu le statut d'associé en 1998 avant d'être désigné au saint des saints de la banque d'affaires - le management committee (comité de gestion) - a démissionné début avril, à 51 ans. Le diplômé de HEC et de l'université Stanford aux Etats-Unis, premier Européen à faire partie du comité de gestion de GS, avait été rétrogradé un an auparavant puis privé en mars 2012 de son strapontin au conseil d'administration de la filiale européenne. Goldman finit toujours par brûler ceux qu'elle a portés au pinacle.L'histoire - et celle des entreprises n'y échappe pas - a souvent de mordantes ironies. En même temps que la banque avait annoncé le 14 avril le doublement de ses bénéfices, au-delà de toute attente, on apprenait que 70 associés sur 400, les locomotives du business, avaient quitté l'établissement au cours des dix-huit derniers mois.A première vue, cette hémorragie de banquiers chevronnés aurait dû avoir un effet psychologique déplorable. Il n'en est rien. Car ces départs sont inhérents à la culture d'entreprise exceptionnelle de Goldman Sachs pour laquelle, à rester trop longtemps à leur poste, les banquiers s'engourdissent, se reposent sur leurs lauriers et commettent des erreurs. Financièrement indépendants après avoir trimé dur et bénéficié pendant huit ans en moyenne de ce statut privilégié, les ex-associés de la firme pourront enfin réaliser leurs ambitions personnelles. La relève est assurée par la pléthore de nouveaux "partenaires" issus du rang tous les deux ans au terme d'une compétition implacable. Ce leitmotiv, le directeur financier, David Viniar, le répète à l'envi : "C'est une progression naturelle. Notre banc de réserve est plein à ras bord pour nous permettre de continuer à faire des affaires."Mais au fait, quelles affaires ? L'organisation américaine s'apparente à un supermarché de l'argent offrant toute la gamme des services financiers : des émissions d'actions ou d'obligations aux fusions-acquisitions, en passant par le trading sur les devises, matières premières ou taux ainsi que la gestion d'actifs ou de hedge funds. La matière grise de Goldman Sachs ne s'adresse pas aux particuliers mais au big business et aux gouvernements. La banque agit non seulement pour le compte de sa clientèle, mais également pour le sien en utilisant ses propres capitaux.Depuis la crise de 2008 dont il est sorti grand gagnant, le groupe n'a cessé d'engranger succès sur succès. Mais le monde a changé. Depuis 2010, Goldman Sachs travaille en permanence sous les projecteurs des médias. Si la banque continue de maintenir sa position de leader sur le front de la finance, son image s'est considérablement ternie. De la crise des crédits à risque subprimes au maquillage des comptes grecs, des paris contre les clients au réseau d'influence politique tentaculaire... elle ne sait plus où donner de la tête face aux attaques de la presse qui entachent sa réputation. Autrefois synonyme d'excellence, l'étiquette de Goldman est désormais parfois lourde à porter.Malgré ces aléas, la dévotion au secret reste intacte. Les anciens collègues de Yoël Zaoui ont été atterrés devant son autoglorification dans la presse après son départ. Ils attendaient que le démissionnaire quitte le 133 Fleet Street sur la pointe des pieds. Mais, s'il s'est fait mousser dans les médias, le Français n'a rien révélé de ce qui se passait vraiment à l'intérieur de la forteresse, au sein de l'état-major, protégé comme les délibérations de la Curie romaine. De la pure langue de bois sur l'essentiel, en particulier les sanglantes batailles de pouvoir pires que du temps des Borgia. La banque ne fut que rarement cette institution des palmarès et des médailles olympiques hors du tumulte. Cinq PDG se sont succédé en dix ans et nombreux furent les roitelets poignardés.CAR, EN DÉPIT DE SA COTATION BOURSIÈRE, l'établissement new-yorkais fonctionne un peu comme une franc-maçonnerie. Les fils et filles de la Lumière, imprégnés de l'importance de leur mission, poursuivraient le même rêve motus et bouche cousue : s'enrichir en édifiant la cité financière idéale. Alors que, à Manhattan ou dans le West End londonien, le succès des banques s'affiche jusque dans les boyaux du métro sur des panneaux racoleurs, Goldman, elle, ne fait jamais de publicité. Son nom ne figure pas à l'entrée de son QG ou de ses filiales à l'étranger.En termes de transparence, le groupe se borne à vanter son rôle dans les grandes opérations financières, à publier ses résultats ou les études de ses analystes stars, mais ne dit jamais rien sur son coeur de métier, le trading. Or ces paris sur les matières premières, les devises, les obligations ou les actions rapportent le gros des bénéfices. Les hiérarques de Goldman préfèrent se taire, quitte à encourager la théorie du complot, le classique affrontement entre le Bien et le Mal, comme s'il existait un plan caché d'une puissance diabolique qui entend dominer le monde, ce qui n'est évidemment pas le cas.Aujourd'hui, cette enseigne orgueilleuse - vaniteuse, disent même ses détracteurs - est en train de connaître le sort qu'elle a jusqu'à présent toujours su éviter : rentrer dans le rang, en devenant une banque banale. Une perspective qui fait trembler la noble maison fondée en 1869 par un immigré allemand, Marcus Goldman. Si la relative déchéance de Goldman Sachs fait si mal, c'est parce que l'on y tombe de haut, et même de très haut.Embarquons dans un petit train fantôme, un peu à la manière des circuits organisés par les studios d'Hollywood dans leurs murs, pour parcourir cet univers aussi fantasmagorique que la face cachée de la Lune. L'excursion débute avec l'entretien de recrutement. En Europe, l'an dernier, la société a reçu 14 000 demandes d'embauche venues de partout dans le monde pour 300 postes offerts dans son programme d'initiation de deux ans à New York. C'est alors un véritable parcours du combattant qui commence pour la crème de la crème. Les candidats doivent en effet se plier au petit jeu d'une vingtaine d'entretiens rondement menés par la direction. Les diplômés venus de tous les horizons académiques sont interrogés sans relâche sur tout et n'importe quoi."A l'inverse de ses rivales, l'entreprise ne débauche jamais des équipes entières pour renforcer sa puissance. Le recrutement individuel est la norme. Goldman aime prendre les gens quand ils sont jeunes, frais et malléables, et leur inculquer la manière de travailler maison", nous confie l'expert de Wall Street William Cohan, auteur du best-seller Money and Power, How Goldman Sachs Came to Rule the World. La banque se méfie de ceux qui sont nés avec une cuillère en argent dans la bouche. Elle préfère des rejetons des classes populaires ou moyennes pressés de se faire une place au soleil. Ceux qui sont motivés par la faim, comme le disait le légendaire Ivan Boesky, l'escroc de Wall Street au coeur d'un énorme scandale de délit d'initiés en 1986.Les nouveaux venus doivent se sentir tout de suite de plain-pied avec la culture du lieu. Les sélectionnés - la tête plutôt bien faite que bien pleine - ne sont pas seulement censés être les plus intelligents. L'employeur privilégie aussi la capacité à diriger, la concentration au travail et le goût du sport. Les disciplines collectives tels l'aviron, le rugby, le basket ou le foot américain sont très appréciées parce qu'elles allient entraînement acharné et esprit de clan. Les postulants ont tout pour eux : l'ambition, les diplômes, le style direct et surtout l'envie de devenir très riche. Les futurs Goldman boys and girls sont prêts à jaillir des starting-blocks, foncer avec la ferme conviction de gagner et le sang-froid nécessaire pour y parvenir.Recrutée en 2000 au terme de seize entretiens pendant neuf mois dans un département de création de produits financiers ultrasophistiqués appelés "dérivés de crédit", Nomi Prins se souvient de son premier jour au siège new-yorkais, austère tour de béton à l'architecture banale qui accueillait alors le siège de Goldman Sachs Inc. "La direction des relations humaines vous remet une littérature pesant une tonne concernant la firme et sa culture. On vous répète sans cesse que Goldman est exceptionnel, que vous avez une chance inouïe de travailler dans ce royaume de l'excellence." Les nouveaux venus éprouvent une sorte de vertige devant ces professionnels qui casent dans le moindre de leurs propos le mot "meilleur".Une autre surprise attendait Nomi Prins, qui avait travaillé dans une banque où les stars étaient légion : chez Goldman, le travail en équipe est la règle dans les salles de marché comme au cours des incessantes réunions. Il est mal vu de se mettre en évidence. L'égocentrisme est banni. Divas flamboyantes et golden boys cocaïnomanes, s'abstenir ! Dans les mémos, obligatoirement brefs, le "nous" est de rigueur, le "je" peut être utilisé uniquement pour expliquer une erreur ou faire son mea culpa, ce qui n'arrive pas souvent. Même au plus haut de l'état-major, il n'est jamais bien vu de jouer perso. "Il n'y a pas de place chez nous pour ceux qui font passer leurs intérêts avant ceux de l'entreprise et ceux des clients", proclame le septième des quatorze principes qui guident la firme.PAS DE VEDETTES DONC, mais en permanence des tas de gens priés de prendre la porte. Une fois par an, chacun est jugé "à 360 degrés" par une douzaine de personnes, pairs, supérieurs et subalternes. Et l'évalué est obligé de noter sa propre prestation, sorte d'autocritique semi-publique... teintée de stalinisme. Comme en statistique descriptive, les banquiers sont divisés en "quartiles" selon leurs performances. Seuls ceux qui sont versés dans le premier quartile - Q1 en jargon - peuvent espérer atteindre le statut d'associé. Les perdants sont licenciés sans vergogne lors des innombrables charrettes ou bien partiront de leur propre gré. Après Noël, Goldman remplace systématiquement 5 % de ses effectifs les moins performants.Autre atout de Goldman Sachs : là où l'organigramme des compétiteurs est un chef-d'œuvre de complexité, la firme se targue d'une structure assez horizontale facilitant la prise de décision par consensus. L'esprit est foncièrement égalitaire. Le mot "back-office" - les fantassins en charge du traitement administratif de toutes les opérations - est banni au profit de l'expression plus positive de "fédération". Les bureaux des chefs sont côte à côte et leur porte reste toujours ouverte. La tradition du binôme, au sommet comme à la base, est destinée à empêcher la création de baronnies.Cette mentalité est liée à la manière dont la banque fonctionnait jusqu'à son entrée en Bourse, en 1999. Le capital était alors réparti entre des associés-gérants, les partners, responsables à hauteur de leurs avoirs personnels en cas de pertes, mais accaparant une partie des éventuels profits. Après l'introduction à la corbeille de New York, le modèle de partenariat a été conservé, non par nostalgie mais pour souder les sphères dirigeantes et créer une sorte d'élite "consanguine" à la tête de la société.Goldman Sachs a un autre point fort, le renseignement. Le partage de l'information est une vertu exigée. A l'instar des espions chers à John Le Carré, les banquiers de Goldman soutirent systématiquement à leurs clients - mais en toute légalité - l'information qui pourrait servir aux collègues d'autres départements, donc à la firme tout entière (et par ricochet à la prime de fin d'année). Après un déjeuner ou un dîner, le tuyau précieux est disséminé aux quatre coins de la banque. Le "chiffre" d'antan, décryptant les messages des espions, est devenu courriel et tweet.Plus que toute autre institution financière de renom, Goldman incarne la culture américaine du travail poussée à l'extrême. Ses banquiers sont corvéables à merci. Ils mangent, dorment et font l'amour le portable à portée de main. L'iPod ou le BlackBerry ne sont jamais éteints même lors des dîners intimes ou familiaux. L'employé doit constamment être à l'écoute, sur son répondeur, des incessants messages de motivation de la direction."Très vite, vous découvrez la loi de la jungle, omniprésente : je prenais en fait le travail d'un des gars qui m'avait interviewée. Il ne se doutait pas qu'il m'avait recrutée pour le remplacer. L'objectif est d'encourager l'agressivité et d'exacerber les tensions", insiste l'ex-banquière Nomi Prins en évoquant un environnement foncièrement darwinien. "Kill or die", tue ou meurs... "Etre à la tête d'un département de Goldman est horrible car il faut sans cesse surveiller ses collaborateurs pour détecter les moins motivés, ceux qui ont des états d'âme et qui seront sacrifiés." La concurrence à couteaux tirés, l'absolue confiance en soi, le sentiment d'impunité et les longues heures de travail créent un environnement peu propice à la vraie camaraderie.EN OUTRE, CE CULTE DE LA VICTOIRE à tout prix, cet univers de "mâles alpha», de loups dominants qui conduisent la meute, où tout est permis - sauf l'échec -, ce théâtre de la finance où les spectateurs comme les comédiens n'ont que faire des bons sentiments, créent une culture méprisant les autres, un sentiment de supériorité à peine dissimulé. Les croisés de Goldman sont restés cette armée de "banquiers-soldats" comme il y avait jadis des moines soldats, sérieux, austères, "clean" jusqu'au bout des ongles mais toujours vainqueurs. Aucune excentricité vestimentaire n'est autorisée. Le noeud papillon est le comble de l'audace."Je ne suis qu'un banquier faisant le travail de Dieu" : même s'il s'agissait d'une plaisanterie, la remarque du PDG de Goldman Lloyd Blankfein en plein débat sur la moralité du capitalisme financier et sur l'avidité présumée des banquiers d'affaires confirme cette arrogance de premier de la classe.Car Goldman, ce n'est pas seulement une machine à produire des profits, c'est aussi une manière de vivre. Le système coupe les professionnels de la réalité, de la vie quotidienne recouverte d'une cloche de verre. Une batterie d'assistants est présente, jour et nuit, pour organiser l'agenda saturé et régler les petits et grands problèmes d'intendance. Les banquiers seniors ne prennent jamais le métro, mais les taxis, limousines de location, hélicoptères ou jets privés pour se déplacer, même quand il s'agit de sauts de puce.L'expression "Big Brother" chère au roman d'Orwell 1984 est appropriée. La police de la pensée, la nov-langue, la primauté du collectif sur les convenances personnelles : tout est là. Les employés sont surveillés dans leurs moindres faits et gestes. Un ex-directeur raconte que vous êtes encouragé à déjeuner à la cafétéria - sushi, salade, eau minérale - où les achats sont réglés par carte électronique, ce qui permet de contrôler l'équilibre diététique des repas. Si vous allez trop souvent dans l'une des nombreuses sandwicheries de Wall Street ou de Fleet Street, un diététicien vous offre son aide afin de retrouver le droit chemin.Par ailleurs, la banque ne badine pas avec les infidélités, au bureau ou à l'extérieur. Il est très mal vu de courir le jupon. Une vie personnelle stable est vivement recommandée puisque, c'est bien connu, un banquier heureux en ménage et au mode de vie équilibré travaille mieux. Les affaires doivent passer avant tout. La vie de famille est avalée par le travail, avec son lot de conférences vidéo, de déplacements et de week-ends de réunions. Les enfants semblent avoir été conçus entre deux coups financiers. Les pères qui ratent la naissance de leur dernier-né sont légion. Et quand ils sont présents, rien n'est simple : l'épouse d'un banquier raconte que son mari a assisté à la naissance de leur troisième enfant pendu à son téléphone, en train de conclure un deal, malgré les protestations des infirmières.Dîners d'anniversaire et fêtes familiales sont constamment annulés à la dernière minute. Un financier nous a confié comment il avait vu son bonus amputé de moitié pour avoir refusé de prendre un avion pour Moscou afin d'être présent à son anniversaire de mariage. Sa femme menaçait de le quitter. Héritage du puritanisme qui imprègne la culture financière américaine, les conquêtes se mènent en couple. Malgré l'évolution de la société, un Goldmanien doit être marié pour avoir de sérieuses chances d'arriver au sommet. La banque est citée en exemple pour sa politique de promotion active de la mixité. En pratique toutefois, la vie de ses femmes cadres n'est pas toujours rose. Le mari d'une associée est souvent contraint de rester au foyer, de pouponner, d'organiser les employés de maison.Comment expliquer le choix de cette vie d'enfer ? Les cadres ont passé un contrat faustien avec leur employeur : sacrifier dix ou vingt ans de sa vie dans l'espoir de devenir millionnaire en dollars. L'argent est la clé du système Goldman. Journaliste financière à Vanity Fair, Bethany McLean a travaillé comme analyste en fusions-acquisitions au siège de New York entre 1992 et 1995 : "Chez Goldman, la phrase-clé est "êtes-vous commercial ?" En clair, savez-vous faire des profits pour alimenter les bonus ?" Money, money, money... Dans cette profession où les acteurs sont interchangeables, le bonus de fin d'année permet de se valoriser vis-à-vis de ses pairs.Chez Goldman Sachs, la rémunération annuelle d'un banquier d'affaires peut s'élever à 5 millions de dollars, un trader peut gagner le double. Résultat, la maison compte une nuée de super-riches mais "leur fortune est sous-évaluée car ce sont des maîtres de la dissimulation", affirme Philip Beresford, l'auteur du classement du Sunday Times des plus grosses fortunes britanniques. L'argent à profusion offre à l'épouse et aux enfants une vie facile et sans histoires compensant les absences constantes du chef de famille. Pour le banquier, il est réconfortant de savoir qu'en cas de licenciement, le train de vie de ses proches ne souffrira guère."C'est le meilleur métier au monde. Je suis entouré des gens parmi les plus intelligents de l'univers. Je suis en contact avec des clients formidables pour les aider à régler des problèmes importants", a déclaré le 25 avril le PDG Lloyd Blankfein. L'établissement se sent, à tort ou à raison, dans la position d'une compagnie extraordinaire ramenée provisoirement à un rang ordinaire, mais disposant toujours du meilleur atout pour rebondir : une culture d'entreprise unique au monde. Avis aux amateurs...